Directive sur le devoir de vigilance : préserver l’ambition du Parlement européen dans la négociation finale
Le Parlement européen a récemment voté en faveur d’une directive sur le devoir de vigilance des entreprises. Ce texte vise à mettre fin à l’impunité des multinationales en matière de droits humains et environnementaux. Les négociations en « trilogue » sont désormais en cours entre le Parlement, la Commission et le Conseil. La directive propose des mesures pour prévenir, remédier et réparer les abus, mais certaines lacunes subsistent. Les Présidences espagnole, puis belge du Conseil joueront donc un rôle décisif.
Le 1er juin, les eurodéputés ont voté en faveur du rapport de la commission des Affaires juridiques définissant la position du Parlement européen sur la proposition de directive relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Le soutien de ce texte par une large majorité transpartisane (avec 366 pour, 225 contre et 38 abstentions) a marqué une étape cruciale vers l’adoption d’une législation européenne visant à mettre fin à l’impunité des multinationales en matière de droits humains, sociaux et environnementaux.
Depuis le vote de la position du Parlement européen début juin, la future directive sur le devoir de vigilance des entreprises est entrée dans une nouvelle phase : celle des négociations interinstitutionnelles – communément appelées « trilogues » – entre le Parlement, la Commission et le Conseil. L’enjeu est à présent de préserver l’ambition des acquis du Parlement européen face aux velléités d’affaiblissement du Conseil.
Retour sur les précédentes étapes du processus législatif
Le 23 février 2022, la Commission européenne dévoilait sa proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Cette initiative législative, attendue de longue date, avait été accueillie favorablement par les organisations défendant un commerce au service des droits humains et du développement durable. Imposer un devoir de vigilance aux entreprises les obligerait non seulement à veiller constamment aux impacts négatifs de leurs activités (prévention) et, le cas échéant, à y remédier (atténuation), mais également à réparer les dommages causés (réparation). La proposition initiale de la Commission comprend toutefois de nombreuses lacunes qui, si elles ne sont pas comblées, risquent de nuire à l’efficacité de la future législation et de manquer ses ambitions.
Le 1er décembre 2022, c’était au tour du Conseil de l’UE, réunissant les Etats membres, d’adopter sous présidence tchèque sa position (appelée « approche ou orientation générale ») sur la proposition de directive. Après d’âpres négociations, il est parvenu à un compromis peu satisfaisant, qui n’améliore que très peu, et est parfois même en deçà de la proposition initiale de la Commission. Point positif : la position du Conseil supprime toute référence aux « relations commerciales établies » au profit d’une approche basée sur les risques davantage conforme aux normes internationales existantes. Points négatifs : plusieurs changements créent de nouvelles failles qui affaiblissent la proposition de la Commission, notamment en permettant à des entreprises puissantes, telles que celles qui produisent des pesticides, des armes ou des technologies de surveillance, ainsi que celles qui financent des énergies fossiles, de la déforestation et des violations de droits humains, d’échapper à leur responsabilité juridique.
Face à ces lacunes, la position du Parlement européen était donc attendue de pied ferme par la société civile, demandeuse d’un texte plus ambitieux et davantage conformes aux standards internationaux tels que les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Après avoir fait l’objet de discussions dans pas moins de neuf commissions parlementaires, un texte de compromis a finalement été voté (19 pour, 3 contre et 3 abstentions) le 25 avril au sein de la commission des Affaires juridiques (JURI), qui s’était vu confier la responsabilité finale sur ce dossier. L’adoption de ce texte le 1er juin en séance plénière a ouvert la voie des négociations tripartites avec la Commission et les États membres, sur la base d’une position plus ambitieuse – mais toujours imparfaite – du Parlement européen.
Les forces et faiblesses de la position du Parlement européen
La position du Parlement européen améliore à plusieurs égards la proposition de la Commission, mais certaines faiblesses amenuisent également sa portée. Si elle est perfectible, elle représente à tout le moins le seuil minimal d’ambition en dessous duquel la future législation européenne ne devrait pas descendre.
La définition du devoir de vigilance et de la responsabilité juridique
L’un des enjeux centraux de la future directive sur le devoir de vigilance est de garantir que les entreprises respectent leurs obligations de prévenir et de remédier aux abus dans leur chaîne de valeur. La proposition de la Commission instaure ainsi une obligation générale de vigilance dont le non-respect peut entraîner la mise en cause de la responsabilité civile de l’entreprise. La Commission a de ce fait établi une liste de mesures visant à respecter ces obligations. Parmi ces mesures, elle prévoit notamment l’assurance contractuelle de respecter les droits humains par les partenaires commerciaux, le fait de participer à des initiatives sectorielles ou encore de recourir à des audits. Bien que ces mesures soient décriées de longue date pour leur inefficacité, dans la proposition de la Commission, le simple fait d’y recourir permettrait de démontrer avoir rempli son obligation de vigilance raisonnable et d’échapper ainsi à toute forme de responsabilité. Une telle interprétation est problématique car elle risque de faire reposer la responsabilité sur les sous-traitants tout en niant la responsabilité des entreprises donneuses d’ordre, pourtant souvent à l’origine des abus rencontrés dans leur chaîne de valeur.
La position du Parlement européen sur ce point pallie en partie ces problèmes. Bien que les références aux « garanties contractuelles » et aux évaluations par des auditeurs n’aient pas disparu du texte, les eurodéputés incluent dans le devoir de vigilance une obligation pour les entreprises d’évaluer la façon dont leurs propres agissements, leur business model et leurs pratiques d’achat contribuent à la survenance d’abus dans leurs chaînes de valeur et d’y remédier. Le Parlement européen reconnaît ainsi la responsabilité des entreprises donneuses d’ordre dans les violations ayant cours dans leurs chaînes de valeur. Il inclut également une obligation de consultation des parties prenantes dans le processus de diligence raisonnable, en prêtant une attention particulière aux parties prenantes particulièrement vulnérables, point essentiel et pourtant absent des propositions de la Commission et du Conseil.
La question de la définition du devoir de vigilance et de la responsabilité civile est cruciale. Si la position du Parlement ne prévaut pas lors des trilogues, le risque est grand de limiter le devoir de vigilance à un simple exercice de « remplissage de cases », limitant considérablement l’efficacité de la future directive.
La question du champ d’application de la directive et de l’étendue du devoir de vigilance
Un autre élément de négociation important lors des trilogues est la question du champ d’application de la future directive. La Commission et les États membres ont, dans leurs positions respectives, limité le devoir de vigilance aux grandes entreprises actives sur le marché européen, soit celles qui emploient plus de 500 personnes et réalisent un chiffre d’affaires annuel supérieur à 150 millions d’euros. Une exception est toutefois faite pour les entreprises de 250 employés et ayant un chiffre d’affaires annuel de plus de 40 millions d’euros actives dans des secteurs dits à hauts risques, tel que le textile. La définition des secteurs à hauts risques est cependant assez restrictive et omet toute une série de secteurs pourtant notoirement vecteurs d’abus pour les droits humains, tel que le secteur de la construction. Ce champ d’application restreint ne respecte pas les standards internationaux qui préconisent un devoir de vigilance applicable à toutes les entreprises de façon proportionnelle aux moyens dont elles disposent pour pouvoir identifier et remédier aux risques d’abus dans leur chaîne de valeur. Par ailleurs, le risque de voir un grand nombre d’entreprises échapper à l’obligation de vigilance est réel. En effet, seules environ 13 000 entreprises dans l’UE (soit 1% des entreprises européennes) et 4 000 entreprises hors UE devraient veiller à identifier, prévenir, atténuer, faire cesser et remédier aux violations des droits humains et de l’environnement qui se produisent dans leur chaîne de valeur.
A cet égard, la position du Parlement européen rectifie quelque peu le tir et se rapproche des standards internationaux. Il étend ainsi le devoir de vigilance aux entreprises disposant de plus de 250 employés et réalisant un chiffre d’affaires annuel de plus de 40 millions d’euros, peu importe le secteur dans lesquelles ces dernières sont actives.
Par ailleurs, dans la proposition de la Commission, l’obligation de vigilance s’applique à l’ensemble de la chaîne de production, soit tant aux opérations propres des entreprises, qu’à celles de leurs filiales et sous-traitants. Toutefois, la Commission a limité l’exercice du devoir de vigilance des entreprises à l’égard de leurs sous-traitants aux « relations commerciales établies ». Ce concept, particulièrement problématique, risque d’encourager les entreprises à changer régulièrement de fournisseurs et sous-traitants afin d’échapper à toute obligation. Si les États membres n’ont pas conservé cette limitation dans l’approche générale du Conseil, ils ont privilégié un nouveau concept assez restrictif qui limite l’obligation de vigilance à la « chaîne d’activités » plutôt qu’à toute l’étendue de la chaîne de valeur.
Enfin, le secteur financier est couvert uniquement de manière restreinte par la proposition de la Commission et a été exclu de l’approche générale du Conseil, renvoyant cette question à la discrétion des États membres. Dans la proposition de la Commission et celle du Parlement, l’obligation de vigilance du secteur financier reste limitée à une seule évaluation au moment de l’attribution de fonds, et ne constitue donc pas une évaluation continue.
La position du Parlement remédie à ces problèmes et doit impérativement être préservée lors des trilogues. En effet, les eurodéputés se sont mis d’accord, quant à eux, pour étendre le devoir de vigilance des entreprises à l’ensemble de leurs chaînes de valeur, couvrant ainsi également la vente, la distribution, le transport, le stockage et à la gestion des déchets des produits et des services comme le préconisent les standards internationaux.
Les limites de la responsabilité civile et de l’accès à la justice pour les victimes
La question de la responsabilité civile et de l’accès à la justice est capitale dans ce dossier. En effet, en l’état actuel du droit, il est souvent extrêmement difficile pour les victimes des agissements des entreprises d’engager des recours afin d’obtenir réparation pour les dommages qu’elles ont subis. Si les propositions des trois Institutions européennes prévoient toutes la responsabilité civile des entreprises, celle-ci reste très limitée dans les positions de la Commission et du Conseil. Ainsi, la Commission et les États membres permettent aux entreprises de se libérer de toute responsabilité par le simple fait d’avoir eu recours à des audits ou des initiatives sectorielles, malgré la défaillance notoire de ce type de mesures. En outre, ni la proposition de la Commission, ni celle des États membres ne lèvent les obstacles procéduraux auxquels sont confrontées les victimes des abus des entreprises lorsqu’elles cherchent à obtenir justice.
La position adoptée par le Parlement européen est beaucoup plus ambitieuse à cet égard. Elle prévoit ainsi explicitement que la simple participation à des initiatives sectorielles ou la conduite d’audits ne sauraient libérer les entreprises de leur responsabilité juridique en cas d’abus. En outre, les eurodéputés se sont mis d’accord pour lever une série d’obstacles procéduraux. Ils ont ainsi prévu la possibilité pour les victimes d’entreprendre des recours collectifs et d’y être représentées par des syndicats ou des organisations de la société civile. Le délai de recours a également été étendu. Enfin, si le Parlement européen n’est pas parvenu à un accord sur un renversement de la charge de la preuve, il prévoit tout de même une possibilité pour les juges d’ordonner la divulgation d’informations par les entreprises si les victimes ont pu démontrer auparavant qu’il existe des éléments probants montrant que ladite entreprise a vraisemblablement violé la directive.
L’enjeu des trilogues : préserver les acquis du Parlement
La position du Parlement européen n’est pas parfaite : on peut notamment regretter l’absence d’obligation de transparence et de cartographie des chaînes de valeur dans le cadre de l’obligation de vigilance et la trop grande importance encore accordée aux initiatives sectorielles et aux audits. Toutefois, elle a le mérite de combler d’importantes lacunes contenues dans les positions de la Commission et du Conseil, ce qui est essentiel pour donner à la future directive les moyens de ses ambitions.
Les discussions lors des trilogues s’annoncent dès lors tendues sur toute une série d’enjeux cruciaux, tels que la responsabilité civile, l’accès à la justice et le champ d’application de la directive. Des réunions techniques sont programmées durant l’été en vue de débuter les négociations politiques à l’automne, avec pour objectif d’adopter la future directive avant les élections européennes de juin 2024. Les Présidences espagnole (juillet-décembre 2023) et surtout belge (janvier-juin 2024) du Conseil joueront donc un rôle décisif pour faire de cette directive une législation ambitieuse capable d’atténuer les impacts négatifs des activités des entreprises sur les travailleuses et travailleurs, les communautés et l’environnement, conformément aux attentes de plus de 80% des citoyennes et citoyens belges.