Du secteur minier en RDC à une législation européenne sur le devoir de vigilance
Les chefs d’Etat et de gouvernement européens et africains se réunissent à Bruxelles à l’occasion du sixième sommet entre l’Union européenne (UE) et l’Union africaine (UA) afin de « jeter les bases d’un partenariat renouvelé et approfondi ». Le respect des droits humains, sociaux et environnementaux figure en filigrane sur l’agenda des discussions, mais les défis sont immenses et passent par l’adoption d’une législation européenne sur le devoir de vigilance. Illustration avec le cas du secteur minier en République démocratique du Congo.
S’il est question d’un « partenariat renouvelé et approfondi » sur le programme officiel du Sommet UE-Afrique, c’est plutôt l’asymétrie qui caractérise la relation entre les deux continents, en particulier dans les domaines économique et commercial [1].
D’une part, l’actuel partenariat UE-Afrique est insuffisamment connecté aux priorités des acteurs africains en matière de commerce et d’investissement, c’est-à-dire au service de la stratégie africaine de croissance, axée sur le développement des PME locales et d’emplois décents. D’autre part, les entreprises européennes – mais aussi chinoises [2], etc. – sont régulièrement montrées du doigt pour les impacts négatifs de leurs activités ou celles de leurs filiales sur les populations africaines, en particulier en République démocratique du Congo (RDC).
Une analyse de 22 grandes actions récemment intentées au civil contre des entreprises européennes actives en Afrique, notamment au Nigeria et en RDC, conclut que des obstacles graves et systémiques empêchent les victimes d’atteintes commises par des entreprises d’avoir accès à des voies de recours judiciaire et qu’aucun jugement définitif n’a jusqu’à présent condamné une entreprise européenne à payer des dommages et intérêts. Or, les violations sont nombreuses, en particulier dans des secteurs sensibles et à risque, c’est-à-dire pouvant provoquer de graves violations, tels que les industries extractives, la construction, le textile, l’agro-alimentaire, le bois, le dragage, la chimie ou encore le secteur pharmaceutique [3].
Minerais de conflit : le cadre existant et ses limites
Certains secteurs à risque font déjà l’objet de cadres régulatoires contraignants. C’est le cas du secteur des industries extractives et des dispositions adoptées par les États-Unis et l’Union européenne sur les « minerais de conflit », conformément au « Guide de l’OCDE sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque ».
Ainsi, la Section 1502 de la loi américaine Dodd-Frank [4] adoptée en juillet 2010 oblige les sociétés cotées en bourse aux États-Unis qui s’approvisionnent en étain, tantale, tungstène et or en provenance de la RDC ou de l’un de ses neuf pays limitrophes, à s’assurer que leurs achats n’ont pas bénéficié à des groupes armés impliqués dans des exactions. Conformément au Guide de l’OCDE, ces entreprises doivent assurer la traçabilité et le contrôle de leurs chaînes d’approvisionnement en minerais et en rendre compte publiquement à la Securities and Exchange Commission (SEC), l’organisme américain de réglementation des marchés financiers. En obligeant ainsi les entreprises à divulguer la source de ces minerais, la loi Dodd-Frank vise à les dissuader de (continuer à) s’engager dans un commerce qui soutient les conflits régionaux. Si cette législation a le mérite d’être la première à rendre un processus de « diligence raisonnable » contraignant et d’obliger les entreprises à la transparence sous le contrôle d’une autorité étatique, elle demeure toutefois limitée à la région des Grands Lacs et à seulement quatre minerais. En outre, elle a été suspendue par l’Administration Trump trois ans après son entrée en vigueur.
Adopté en 2017, le Règlement européen relatif aux minerais originaires de zones de conflit [5] s’inspire de la section 1502 de la loi Dodd Frank. En vigueur depuis 2021, il oblige les importateurs européens de ces quatre même minerais (or, tantale, tungstène et étain) à vérifier que leurs achats s’inscrivent dans le cadre d’un approvisionnement responsable et ne contribuent pas au financement de conflits, au travail forcé ni à d’autres activités illégales. Toutefois, ce règlement n’impose la « diligence raisonnable » qu’à la vingtaine de raffineries et fonderies européennes qui se trouvent en amont des chaînes de production, et pas aux centaines de grandes marques qui commercialisent les produits contenant ces minerais en aval, pour qui l’approche reste volontaire. Or le Parlement européen avait pris position en 2015 pour une réglementation beaucoup plus ambitieuse. De plus, en l’absence d’un mécanisme d’accompagnement destiné à permettre aux petits producteurs de se mettre en conformité, ce règlement risque d’entraîner de simples délocalisations plutôt qu’une amélioration réelle sur le terrain.
En RDC, un nouveau code minier et des millions de creuseurs artisanaux
Ces dernières années, la RDC s’est elle aussi engagée à mettre en œuvre des processus de certification administrative, sociale et environnementale de l’activité minière. Dans sa version révisée de mars 2018, le code minier congolais contient par exemple de nouvelles garanties sociales et environnementales. On y trouve notamment un cahier des charges, qui définit les obligations socio-environnementales des exploitants miniers vis-à-vis des communautés locales affectées par les activités minières (article 285 septies, p. 109). Des sanctions sont également prévues, y compris en cas de violation des droits humains (article 299 bis, p. 111), de fraude et pillage des ressources naturelles minières (article 311 ter, p. 112) ainsi que d’entrave à la transparence et à la traçabilité (article 311 quater, p. 112). Le code minier révisé intègre également le principe du renversement de la charge de la preuve, qui oblige tout titulaire d’un droit minier et/ou de carrières – et non plus les communautés locales affectées – de prouver que les dommages causés aux personnes, aux biens et à l’environnement proviennent d’une cause étrangère à son activité minière (article 285 bis, pp. 107-108).
En théorie, ces dispositions sont censées accroître la protection des populations locales et de l’environnement vis-à-vis des impacts négatifs des activités des entreprises actives dans le secteur minier. Cependant, les communautés locales n’ont pas été consultées lors de leur élaboration et connaissent encore fort mal leurs droits ainsi que les voies de recours existantes. De plus, si le nouveau code minier interdit implicitement le travail des enfants et des femmes enceintes [6], aucune autre protection n’est prévue pour les quelque deux millions de creuseurs artisanaux que compte le pays, pourtant souvent victimes d’abus et de violations de leurs droits civils, politiques et socio-économiques.
Enfin, la question de l’autorité en charge du contrôle de l’application de ces règles n’est pas claire [7]. Si bien que l’exportation de l’or se déroule toujours dans la plus grande opacité, sans traçabilité ni certification par l’État congolais, et que des négociants affiliés à des réseaux d’achat et de revente des minerais d’envergure internationale recourent aux creuseurs artisanaux pour s’assurer le monopole sur l’achat du cobalt [8].
La nécessité d’une directive européenne sur le devoir de vigilance
Au-delà des faiblesses et des limites de l’administration minière, ainsi que de l’application défaillante des lois et règlements locaux, il est très peu probable que les sociétés-mères soient tenues responsables des agissements de leurs filiales, fournisseurs ou sous-traitants sur la base du droit international actuel. Seules des normes contraignantes à l’échelle multilatérale sont aptes à rééquilibrer le rapport de force entre les États, les entreprises minières et les populations victimes de leurs abus.
Dans l’attente d’un traité international contraignant toutes les entreprises à respecter les droits humains tels qu’en cours de négociations aux Nations Unies, l’adoption d’une directive européenne ambitieuse sur le devoir de vigilance des entreprises serait un premier pas dans la bonne direction. Elle obligerait les entreprises européennes – en particulier celles actives dans le secteur minier en RDC – à prendre toutes les mesures nécessaires pour (faire) respecter les droits humains et l’environnement dans toutes leurs activités et tout au long de leurs chaînes de valeur. Cette future législation européenne devrait toutefois intégrer un certain nombre de dispositions qui garantissent son efficacité et son caractère contraignant, telles qu’un large champ d’application à toutes les entreprises et à l’ensemble des droits humains reconnus internationalement, des mécanismes de plainte et de sanction, ainsi que des voies de recours pour les personnes affectées.
[1] Open Society Foundations « Rebatir le partenariat Afrique-Europe : les propositions de la société civile africaine », Note d’orientation, février 2022.
[2] Un récent rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri) révèle par exemple l’exploitation illégale des minerais et des forêts par des compagnies chinoises au Sud-Kivu, et ce en toute impunité.
[3] Pour plus d’information, voir « Réguler la mondialisation au profit des droits humains », Dossier de campagne « Entreprises et droits humains » du CNCD-11.11.11, 2022 : www.cncd.be/dossier-campa....
[4] Congress of the United States of America, Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, H.R. 4173, 21 juillet 2010.
[5] Règlement (UE) 2017/821 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 fixant des obligations liées au devoir de diligence à l’égard de la chaîne d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque (JO L 130 du 19.5.2017).
[6] Ce qui a peu de sens dans un pays « jeune » comme la RDC, où la pyramide des âges est tout à fait classique et où les femmes ont en moyenne 6 enfants alors qu’il n’y a pas de protection sociale et donc pas de revenus durant le temps où elles arrêtent de travailler. Chiffres de la Banque mondiale, 2020.
[7] Agathe Smyth, « Code minier en RD Congo : les enjeux de la réforme », Commission Justice et Paix, 19 juillet 2019 : https://www.justicepaix.b....
[8] Les négociants sont des « sponsors » ou « souteneurs », qui disposent d’assez d’argent pour revendiquer le titre de « propriétaires » des mines artisanales : ils fournissent aux creuseurs l’accès aux sites, le matériel – dont la valeur sera retenue sur les minerais ou les pierres achetés – et une avance financière sur la production. Voir Marie Mazalto, « La réforme du secteur minier en République démocratique du Congo : enjeux de gouvernance et perspectives de reconstruction », Afrique contemporaine, vol. 3, n°227, 2008, pp 53-80 : https://www.cairn.info/re....