Feronia : après le retrait de la Belgique, place à la réforme de BIO

 (Crédit : D.R.
Crédit : D.R.

Mi-2022, la Belgique s’est retirée de Feronia-PHC, entreprise agricole productrice d’huile de palme en République démocratique du Congo. En 2019, des rapports du CNCD-11.11.11 et de Human Rights Watch avaient dénoncé les incohérences de ce projet, entaché entre autres par des conflits fonciers et des violations des droits humains. Cette analyse se penche sur la manière dont s’est passé le retrait de la Belgique et les attentes pour la révision du contrat de gestion de la Société belge d’investissement BIO.

La sortie de la Belgique de Feronia a un goût de victoire à la Pyrrhus tant cet investissement réalisé entre 2015 et 2022 a coûté aux communautés affectées et tant leur sort demeure incertain. Il aura fallu l’arrivée d’une nouvelle ministre, Meryame Kitir, pour que la Belgique change de ton dans ce dossier et annonce, moins de six mois après son entrée en fonction, en mars 2021, vouloir se retirer de Feronia.

Un retrait progressif et conditionné

Feronia-PHC, c’est l’histoire d’une plantation d’huile de palme en République démocratique du Congo qui traîne un lourd passé d’accaparement de terres et de violations de droits humains. La Société belge d’investissement BIO y voit cependant en 2015 un projet modèle dans lequel investir 11 millions de dollars, avec les promesses de multiples créations d’emplois et d’amélioration locale des conditions de vie [1]. Or en 2020, l’entreprise fait faillite et est rachetée par un fonds privé d’investissement nommé KKM et basé dans un paradis fiscal. Dès 2016, des organisations de la société civile internationale dénonçaient l’accaparement de terres et les conditions de travail. En 2018, le CNCD-11.11.11 se rendait sur place et publiait un rapport en 2019, à la veille des élections fédérales. À la suite des élections et à la formation du gouvernement fin 2020, la nouvelle ministre de la Coopération au développement était questionnée sur le dossier et décidait de s’en emparer.

En mars 2021, lors de questions parlementaires, la ministre de la Coopération Meryame Kitir annonçait le retrait de la Belgique d’ici juin 2022 au plus tard et donnait quelques éléments de stratégie de retrait : “ La stratégie de sortie de BIO est la suivante. BIO a effacé 50 % de son prêt en contrepartie de la mise en œuvre d’un plan d’action environnemental et social (PAES). En fonction de l’atteinte des objectifs du PAES, cet effacement augmentera progressivement jusqu’à un maximum de 80 %.” [2] Les 20 derniers pourcents du prêt de BIO sont rachetés par Maku Holdings, filiale de Kuramo Capital Management, un des actionnaires principaux des Plantations et Huileries du Congo (PHC).

La Belgique n’a plus de levier pour le respect du plan promis

Si l’intention était une sortie progressive et conditionnée de Feronia-PHC, dans l’idée de garantir la réalisation du plan d’action environnemental et social pour assurer de meilleures conditions de vie aux communautés locales, la réalité a été plus complexe. Ce qui a été obtenu en marge de cette sortie, c’est une révision du PAES de 2015, très léger et loin d’avoir été concrétisé, ainsi qu’un engagement par KKM à le respecter [3]. Or, de l’aveu-même de la ministre au parlement en mars 2022, les 30% conditionnels ont été accordés en dépit du fait que ce PAES n’a jamais été publiquement divulgué dans sa totalité (seul un résumé est disponible) ni entièrement réalisé [4]. Or, en ayant revendu ses dernières créances, BIO ne possède aujourd’hui plus aucun levier pour assurer cette mise en œuvre. Par ailleurs, KKM s’est engagée à assurer à contribuer à la relance du suivi de la plainte déposée en 2018 par les communautés.

Un mécanisme de plainte qui pose question

En 2018, les communautés affectées avaient en effet déposé plainte auprès du mécanisme indépendant de gestion des plaintes (ICM) mis en place par une série d’institutions financières de développement, mais dont BIO n’est pas partie prenante. BIO est doté d’un dispositif de réclamation (Grievance mechanism) propre, mais il n’a pas été sollicité par les communautés locales qui ont préféré l’ICM, entre autres pour ses garanties d’indépendance vu qu’il ne s’agit pas d’un outil interne.

A l’heure d’écrire ces lignes, le calendrier de traitement de la plainte n’est pas connu. Selon le cabinet de la nouvelle ministre de la Coopération, Caroline Gennez, les préparations ont commencé et la médiation devrait se clôturer à la fin de l’année 2023, soit cinq ans après le dépôt de plainte. Sans surprise, les plaignants sont très insatisfaits de ce mécanisme qui, au-delà de ses retards, ne leur permet pas de s’organiser efficacement pour se faire entendre. Pour pouvoir se lancer adéquatement dans une plainte, des ressources financières mais aussi des connaissances techniques pour défendre son cas sont nécessaires. Alors que Feronia aurait reçu un appui financier de la banque hollandaise de développement FMO pour suivre cette plainte, les communautés attendent toujours une réponse à leur demande du même type de soutien [5]. La Belgique aurait pu profiter de son processus de sortie pour obtenir des avancées sur cette question, par exemple en demandant un calendrier public détaillé du processus et en offrant un soutien technique et financier aux communautés affectées.

Un manque de diligence raisonnable

S’il faut saluer le fait que la ministre Kitir, contrairement à son prédécesseur Alexander De Croo [6], ait entendu les arguments de la société civile et affirmé que ce projet ne correspondait pas à sa vision du développement, avec pour effet que BIO doive s’en retirer, la société civile belge reste sur sa faim quant à la méthode et pose la question de la décision d’entrer dans le projet, puis de s’y maintenir, malgré des faits troublants.

BIO a manqué de diligence raisonnable à l’heure d’investir dans ce projet et durant toutes les années de sa présence face à des droits humains bafoués, des épisodes de violences à répétition et une plainte qui est restée au frigo durant des années. Autrement dit, BIO a manqué de jugement, de soin et de précaution compte tenu des circonstances du projet. La question du fonctionnement des instances de décision de BIO et des mécanismes d’évaluation des projets se pose donc clairement, pour s’assurer que ces projets n’aient pas d’effet néfaste sur le terrain (principe Do no harm).

Le devoir de vigilance n’est pas encore inscrit dans la loi, ni au niveau belge ni au niveau européen [7]. Cependant, une IFD comme BIO est tenue d’adopter une approche fondée sur les droits humains et doit faire preuve de diligence raisonnable, comme le prévoit l’OCDE [8]. A chaque étape, l’investissement dans Feronia-PHC pose des questions quant au processus et procédures suivies par BIO pour garantir un investissement responsable fondé sur le respect des droits humains.

D’une part, la décision d’investir dans ce projet qui était déficitaire et la perspective de retombées financières se sont muées en perte de plusieurs millions d’euros d’argent public, ce qui révèle une faille dans l’évaluation préliminaire [9]. Ensuite, les conflits fonciers étaient connus et apparents dès l’entrée de BIO dans le projet.

Ce projet a conduit davantage de personnes à voir leurs droits à l’alimentation et à l’accès à l’eau compromis que d’emplois créés [10]. Cela traduit une négligence flagrante en matière d’étude ex ante sur les impacts environnementaux et sociaux pour les populations locales. BIO a par ailleurs manqué à son devoir de supervision de Feronia-PHC quant au respect des droits du travail (contrats précaires, particulièrement pour les femmes, salaires inférieurs au seuil de pauvreté) et du droit à la santé de ses travailleurs (non-respect des réglementations en matière de protection face aux pesticides). Ce manque de vigilance a conduit à des dégradations de l’environnement et en particulier à la pollution de rivières [11].

BIO n’a pas non plus anticipé les violences sous-jacentes liées aux conflits fonciers. Une fois apparues, elle ne les a pas gérées. Plusieurs morts, des dizaines de blessés et des emprisonnements arbitraires ont impliqué des gardes industriels de Feronia. Cela révèle l’incapacité que BIO a eu à monitorer les risques, à prendre au sérieux les alertes des ONG et à trouver la réponse adéquate quand les risques, pourtant prévisibles, se sont matérialisés [12].

Un manque de transparence

A chaque étape, le manque de transparence a accentué les failles du processus : évaluations ex ante, PAES, plainte des communautés locales, négociations financières lors de la sortie. Impossible de se faire entendre de façon adéquate pour la société civile sur le PAES lorsque ce dernier n’est pas public ou que seul un résumé est mis à disposition. Il est essentiel pour les communautés locales de se préparer et se faire entendre après avoir déposé une plainte, et pour ce faire, une bonne communication est nécessaire. En outre, les sollicitations de soutien face aux violences récurrentes doivent être suivies de réactions rapides et concrètes.

Toutes ces erreurs et manquements trouvent en partie leur origine dans l’approche générale de BIO qui accorde trop de crédit aux dimensions économiques du projet et pas assez aux droits humains. C’est ce qu’a démontré l’étude « The Belgian Investment Company for Developing Countries (BIO) as a Sustainable Development Actor » [13] commanditée en 2022 par les ONG belges. BIO analyse les risques, mais davantage les risques financiers que les risques environnementaux et sociaux. Cette approche est questionnable, a fortiori pour une agence de la coopération au développement.

Loin d’être exhaustives, ces quelques observations sur les manquements de BIO en matière de diligence raisonnable et d’investissement responsable nous amènent à recommander aux responsables politiques et à BIO de profiter de la révision de son contrat de gestion pour améliorer ses pratiques en la matière.

Les leçons à tirer pour la révision du contrat de gestion

Force est de constater que BIO n’a pas de politique prédéfinie en matière de sortie responsable. Les questions sont nombreuses quant à la sortie de BIO : qui a décidé d’annuler 80% de la dette en cours, et comment ? Quelles étaient les balises à respecter à tout prix pour juger que la sortie se faisait de manière responsable, c’est-à-dire en respectant les droits des travailleurs et des communautés ? Sur quelle base BIO a-t-elle pu juger que les promesses en matière de PAES et de médiation étaient des contreparties sûres et suffisantes ? Une évaluation est-elle prévue a posteriori pour comprendre comment un tel financement a pu avoir lieu en pensant qu’il serait rentable ? Sur quelle base a-t-on jugé que les risques sociaux et environnementaux étaient limités et pourraient être gérés par un PAES ? Se reposer sur une politique détaillée et transparente en matière de sortie responsable permettrait sans doute de mieux agir si la situation venait à se répéter.

En tant qu’agence de la coopération belge au développement, les projets de BIO doivent suivre trois principes fondamentaux de la coopération au développement : premièrement, le principe « do no harm » (aucune action ne peut avoir un effet néfaste) ; ensuite, « leave no one behind » (personne ne peut être exclu de la dynamique ou du projet) ; enfin, et peut-être surtout, mettre le respect des droits humains au-dessus de toute autre considération. Le futur contrat de gestion devra à tout le moins contenir une référence explicite à l’approche fondée sur les droits humains et à ces principes.

Les projets devant faire l’objet d’évaluation ex-ante sur base de consultation obligatoire des populations locales et d’analyse d’impact sur les droits humains doivent être listés (exemple : investissements directs dans les pays en situation de fragilité). La liste des secteurs à exclure des investissements de BIO devra être profondément revue et amendée pour y inclure, entre autres, les projets incluant des larges étendues de terres avec des risques de conflits fonciers. Le contrat de gestion doit assurer que BIO dispose des moyens financiers suffisants pour améliorer son expertise en matière de droits humains et améliorer la qualité de ses évaluations ex-ante et de son monitoring. Des règles spécifiques doivent être prévues en matière de sortie responsable (par exemple, prévoir une période de suivi de deux ans pour permettre aux populations de se faire entendre et de réparer des dommages commis). Enfin, le contrat de gestion doit prévoir un mécanisme de plainte accessible et indépendant, éventuellement en externalisant cet aspect en rejoignant l’ICM qui, bien qu’imparfait, est plus adéquat que le mécanisme actuel interne à BIO.

Pour une stratégie agricole orientée vers le développement de systèmes alimentaires durables

En somme, il y a un décalage fondamental entre le projet Feronia-PHC et le besoin d’une vision systémique du développement et, en particulier, de la sécurité alimentaire. Feronia-PHC démontre le besoin de revoir la stratégie « agriculture et sécurité alimentaire » de BIO en parallèle à la révision du contrat de gestion qui doit aboutir pour début 2024.

Derrière la création d’emplois, il aurait fallu voir que ce projet empêche des milliers de familles d’accéder à leurs terres ancestrales pour produire elles-mêmes leur nourriture ; qu’il crée des emplois précaires ne permettant pas de nourrir une famille entière, ni de développer des savoirs-faires utiles par ailleurs ; qu’il s’agit d’emplois majoritairement dévolus aux hommes ; que ce projet risque de contaminer les sources d’eau potable et que la majorité de la production ne bénéficie pas aux communautés locales puisqu’elle est destinée à la capitale. La sécurité alimentaire est un défi complexe qui doit être abordé de façon systémique et ne peux reposer seule sur la création d’emplois.

La bonne foi du personnel de BIO ne fait aucun doute, c’est donc structurellement que des changements doivent avoir lieu au sein de l’agence pour qu’une telle approche systémique guide ses investissements et contribuent pleinement aux objectifs de développement durable.
Terminons en reprenant l’étude de l’université d’Anvers qui explicite parfaitement le défi que constitue une transition vers une approche fondée sur les droits humains pour le développement : « il s’agit d’une décision politique et stratégique consciente qui implique un changement de perspective, une nouvelle vision et une nouvelle théorie du changement, où les Objectifs de développement durable (ODD) et les droits de l’homme sont les pierres angulaires des objectifs, des processus et des résultats de la coopération au développement » [14]. BIO a tout à gagner d’une telle évolution. Elle nécessite du temps certes, mais elle garantira des projets cohérents sur le long terme.

[1Pour en savoir plus sur la saga de l’investissement dans Feronia-PHC par BIO, lire « Feronia quelles leçons tirer de l’investissement belge », CNCD-11.11.11, février 2023.

[2La Chambre, Question parlementaire, 10 mars 2021 https://www.lachambre.be/...

[3Pour en savoir plus, « Feronia quelles leçons tirer de l’investissement belge », CNCD-11.11.11, x février 2023.

[4À cette date, 58 actions sur les 83 du plan d’action environnemental et social ont été achevées ou sont en bonne voie, 19 sont en attente et 6 sont en retard.

[5Jutta Kill, From expectation to frustration, How European development institutions are letting down communities in the Democratic Republic of Congo, 2022, p.7 https://www.uantwerpen.be...

[6Alexander De Croo, alors ministre de la Coopération au Développement, soutenait ce projet malgré une pluie de rapports critiques et d’interpellations. A titre d’exemple, ce dernier répondait à une interpellation parlementaire : “C’est ce contexte difficile qui rend BIO indispensable là-bas. Malgré les progrès, il reste néanmoins à franchir d’importantes étapes. Cependant, si nous devions décider de nous retirer aujourd’hui, des milliers de personnes se retrouveraient dans une situation désespérée. Cela, nous ne le voulons pas”.

[7Sophie Wintgens, Devoir de vigilance des entreprises : l’UE avance, l’ONU résiste, la Belgique se tait, 5 janvier 2023 www.cncd.be/devoir-vigila...

[8Voir Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (UNGP 2011) www.business-humanrights...., les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales (2011) https://www.oecd.org/fr/d... et le guide de l’OCDE sur le devoir de diligence en matière de responsabilité sociale des entreprises (2018) https://legalinstruments....

[9RIAO-RDC, FIAN Belgium, Entraide et Fraternité, CCFD-Terre Solidaire, FIAN Germany, Urgewald, Milieudefensie, The Corner House, Global Justice Now, World Rainforest Movement, GRAIN, Financement du développement sous forme d’agro-colonialisme, 2021 https://www.fian.be/Rappo...

[10HRW, A dirty investment, 2019 https://www.hrw.org/fr/ne...

[11CNCD-11.11.11, Accaparement made in Belgium. Le financement de Feronia par la coopération belge, 24 avril 2019 www.cncd.be/accaparement-...

[12Lire les nombreux communiqués de RIAO-RDC sur https://grain.org/

[13DE FEYTER, K., FERRANDO, T., JOKUBAUSKAITE, G., ROSSATI, D., “The Belgian Investment Company for Developing Countries (BIO) as a Sustainable Development Actor”, 2022 https://www.cncd.be/etude...

[14DE FEYTER, ibid, 2022, p.96